Pratiquer l’aïkido peut-il nous rendre heureux?

Si tout le monde peut facilement observer qu’une pratique assidue de l’aïkido nous permet d’être plus souple, davantage en forme et alerte, si les bénéfices physiques sont évidents, qu’en est-il de la dimension mentale, psychologique et pour tout dire spirituelle? Un pratiquant peut-il attendre de l’aïkido qu’il le rende heureux?

Avant de tenter de répondre à cette question, que d’aucuns pourraient considérer comme une question piège, nous devons nous interroger sur ce qu’est le bonheur. Peut-on jamais être heureux en général dans la vie? Le bonheur est-il accessible à la condition humaine? En suivant André Comte-Sponville dans une quête qui l’a fait s’intéresser à la question du bonheur durant une cinquantaine d’année et explorer les grands courants philosophiques, nous pouvons convenir que le bonheur n’est pas la félicité. C’est-à-dire qu’il n’est pas la joie permanente et inexpugnable des bienheureux juchés quelque part sur un petit nuage au-dessus de nos têtes. Ce genre de joie continue et inaltérable n’existe que dans les promesses paradisiaques et ne semble pas accessible à l’humaine condition. Toujours d’après le philosophe Comte-Sponville, le bonheur n’est pas non plus la satiété, c’est-à-dire la satisfaction de tous nos désirs. En effet la satisfaction des désirs se heurte à un irréductible paradoxe : d’un côté le désir non satisfait génère la frustration et de l’autre côté le désir satisfait n’est plus, par définition, un désir. En somme l’étude du désir nous enseigne qu’il est inévitablement soit frustrant, soit éteint. Une vie qui ne serait tournée que vers la satisfaction des désirs serait une vie en abyme, une course aux mirages, reculant inévitablement au fur et à mesure que l’on avance.

Toujours d’après le philosophe, le bonheur serait tout bonnement une absence de malheur. Cette lapalissade semble ne vouloir rien dire en apparence et pourtant si personne ne peut définir avec précision ce qu’est le bonheur, chacun a pu faire l’expérience du malheur et le connaît suffisamment pour savoir quand il est là et qu’il prend trop de place dans son existence. En conséquence chacun peut définir le bonheur par défaut. Quand nous sommes malades, miséreux, affectés par le deuil ou la dépression alors notre aptitude à éprouver de la joie semble à tout jamais perdue.

Le bonheur pourrait donc se définir par une disposition à la joie, une possibilité de joie. En voyage, par exemple, nous découvrons un pays, nous prenons des trains, et puis par surprise, au détour d’un événement, d’une rencontre, quelqu’un nous invite à partager un moment, un paysage se découvre, un événement inattendu procure un moment de joie. Bien sûr il est impossible qu’un voyage soit une joie permanente, mais nous demeurons disponibles, et elle arrive de temps en temps en proportion des risques que nous prenons. Le voyageur qui ne veut perdre ni ses affaires, ni son temps, ni son argent, ni sa bonne humeur, ni sa patience, qui ne prendra aucun risque se met à l’abri de la surprise et ne se rend plus disponible à la joie. Celui qui est prêt à perdre tout cela sera récompensé d’innombrables découvertes, rebondissements et laissera une grande place aux possibilités joyeuses.

Qu’en est-il du bonheur en aïkido?

Quand un professeur montre une technique à ses élèves et leur demande de l’expérimenter par eux-mêmes, chacun accepte de se mettre symboliquement en danger. Il accepte de subir une attaque, une saisie, un coup. Il ne peut savoir avec certitude s’il saura réaliser son mouvement technique de façon harmonieuse, détendue, fluide et efficace. Mais sur les 10, 20 ou 30 essais qu’il va réaliser, il se peut que cela arrive. Au moins une fois ou deux. Il se met donc dans une posture disponible à l’apprentissage joyeux de la réussite. Partant d’une situation désespérée (et nous reviendrons sur cette notion) il réussit à expérimenter au sommet de la joie ce qu’il n’avait jusqu’à lors qu’observé, compris intellectuellement, conceptualisé, imaginé. Mais au moment où son geste s’accomplit sans force, sans volonté particulière, il fait l’expérience de la joie. Cette disposition, cette possibilité de joie, qui de temps en temps se manifeste pourrait alors faire écho à la notion de bonheur que nous avons décrit plus haut.

À cette étape il est important de revenir sur la notion de « désespoir ». Dans l’attitude de l’aïkidoka, le désespoir ne doit pas être vu comme une impasse, une situation inextricable et dont on ne peut sortir joyeux. Le dés-espoir doit être ramené aux notions de garde sans garde, de shisei, de cette attitude physique et mentale qui permet la disponibilité sans être dans l’attente. Il se peut que les choses arrivent, mais il se peut que ça ne se passe pas comme prévu. Être sans espoir, veut dire ici sans attente, espérance ou projection. Comme le voyageur, disponible à l’aventure, mais sans prévision précise, sans demande particulière.

C’est au travers de cette possibilité de joie que se réalise l’apprentissage. En effet l’apprentissage est toujours relié à une émotion, quelque chose comme un sentiment qui vient prendre racine à l’intérieur. L’apprentissage est une expérience intime et personne ne peut apprendre à votre place. L’émotion la plus puissante pour enraciner un apprentissage est la joie. N’en déplaise aux instructeurs aux pieds plats qui prétendent que l’on apprend de nos erreurs, de nos échecs, de nos souffrances. Nos apprenons beaucoup mieux avec ces engrais que sont pour nos âmes l’enthousiasme, la joie, la révélation, la réussite, le sentiment de réalisation.

La pratique assidue de l’aïkido permet le raffinement de nos gestes et multiplie en cela les possibilités d’éprouver concrètement cette expérience heureuse de la joie intérieure, immense et fondatrice d’un mouvement exécuté avec précision, volupté et efficacité. Menacés d’un côté par une adversité symbolique et d’un autre par notre difficulté à évaluer une distance, une dynamique ou une situation, nous parvenons tout de même à faire naître quelques moments joyeux tissant bout à bout une forme de bonheur dont tout le dojo profite.

Il faut préciser que la possibilité de joie n’advient pas à celui qui attend indolent, immobile, infatué. Il ne s’agit pas de comprendre la disponibilité comme une attitude seulement réceptive. C’est véritablement dans le mouvement des corps, dans la prise de risque que peut se réaliser l’avènement de la joie. Aucun apprentissage n’évite le voyage rappelait Michel Serres. Il ne s’agit pas d’attendre que tout arrive par lui-même en dehors de nos actions. Il faut se lever, se mettre en mouvement, en vie, en partage pour espérer connaître la possibilité joyeuse.

Ainsi à la question, existe-t-il un bonheur de l’aïkidoka, la réponse pourrait se formuler ainsi : C’est en se mettant en mouvement, en rencontrant et en résolvant l’adversité par des gestes de plus en plus raffinés que l’aïkidoka se donne la possibilité d’apprendre dans la joie. Ces moments joyeux, aussi incertains qu’enthousiasmants tricotent un bonheur fidèle aux recommandations d’O Senseï « travaillez dans le feu et dans la joie ».

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